Phèdre de Racine. La Compagnie Marie Bell (1965). Adès “Or” 13.237-2 (1988)

Racine: Phèdre. La Compagnie Marie Bell, enregistrement intégral du spectacle donné au Théâtre dy Gymnase en mai 1965, mise en scène Raymond Gérôme. Adès “Or” 13.237-2 (1988), code-barre 3129671323724

 

 

 

 

 

Réédition CD Adès 203 672 distribution Musidisc (2000 ?), code-barre 3229262036726

Publication originale 3 x 33 tours Adès TS 30 LA 600, réédition 2 x 33 tours Adès 7.014/15

Pour une diction un tant soi peu rigoureuse de l’alexandrin, passez votre chemin
25 septembre 2017

Si vous cherchez une version “audio” possible de Phèdre (mais qui cherche ça, aujourd’hui ?), pourquoi pas ? Mais si vous cherchez une diction un tant soit peu rigoureuse de l’alexandrin, allez voir ailleurs (où ? ça ne ne sais pas).

Les poètes et dramaturges de l’époque classique se sont donnés beaucoup de mal pour défendre et illustrer une forme poétique, l’alexandrin. Cela voulait dire se soumettre à un certain nombre de règles passablement contraignantes, aujourd’hui pour la plupart complètement oubliées. La valeur du poète était jugée à sa capacité à rendre vivant et élégant cet ensemble de règles et de contraintes – et dans cet art, Racine fut le plus grand maître. Mais enfin, ces règles, même les plus connues, l’exigence de donner à entendre au spectateur ce que l’auteur a écrit, la nature même de l’alexandrin, ce qui fait qu’il est un alexandrin et non de la prose ou toute autre forme poétique – la compagnie Marie Bell a l’air de s’en fiche royalement.

L’alexandrin, chacun sait que ça fait 12 syllabes. Ah, oui, mais ça suppose de respecter un certain nombre de règles de diction quand même, sur le prononcé ou non des e (mal) dits “muets” à l’intérieur du vers, ou de ce qu’on appelle les “diérèses”, qui sont des voyelles prononcées en deux syllabes quand le langage prosodique les prononce en une, comme “attenti-on”. La compagnie Marie Bell s’en fiche. “Dans le dout’ mortel dont je suis agité / je commence à rougir de mon oisiv’té”, moi je compte sur mes doigts et ça fait deux vers de 11 syllabes, c’est pas des alexandrins. “[Vénus] voudrait-elle à la fin justifyer Thésée”,  “Et moi, fils inconnu d’un si glo-ryeux père”, je compte encore, et ça fait toujours 11. Pourquoi alors est-ce qu’il s’est emmerdé, Racine ? Il avait qu’à écrire en prose, hein !

L’alexandrin, chacun sait, n’est-ce pas, que ça rime, deux vers par deux vers. Mais les comédiens de Marie Bell n’ont pas l’air de savoir que la rime, c’est pour l’oreille, pas pour l’oeil : peu importe que l’orthographe diffère, l’important c’est que ça sonne pareil. Et c’est comme ça que Claude Giraud / Hippolyte fait rimer “…les brigands punis” avec “Procuste, Cercyon, et Sciron, et SinniSSS”, comme on dirait “sinistre”. Et “souris”, il le prononce “sourisss”, aussi ? Et Paris, qui est très gris et va de mal en pis ? Mais avec ça – je l’attendais au tournant, là, avec mon carnet de PVs ! – , il fait bien rimer “une mère Amazone” avec “cet orgueil qui t’étonne”…

Ce qu’on connaît moins, c’est l’interdiction de l’hiatus (et non pas “du hiatus” – le h de ceT hiatus est muet, contrairement à celui du héros, qui ne se dit pas “de l’héros”). Il est interdit aux poètes de l’époque classique de faire suivre un mot se terminant par une voyelle (sauf si c’est un e) par un mot commençant par une voyelle (ou un h muet). C’est pourquoi vous ne trouverez dans aucune tragédie classique des expressions aussi basiques que “il y a”, “j’ai été” ou “il a été”, “c’est lui ou moi”, etc. Verboten ! Ces interdits nous semblent aujourd’hui parfaitement arbitraires – l’usage du mot “aérien”, ou l’entrechoc des voyelles au sein d’un mot, n’est pas, lui interdit, de même que des expressions telles que “ce héros”, puisque le h aspiré est considéré par la pensée classique comme une consonne – mais pour les auteurs du temps, ils étaient une règle absolue.

Mais le corrollaire, c’est que pour respecter et donner à entendre, en diction, les régles d’airain suivies par le poète dans son écriture, il ne faut pas rajouter des hiatus là où il n’y en a pas dans le texte. Cela veut dire que TOUTES les liaisons doivent se faire. “Le dessein n’en n’est pris…”, “le doute mortel dont je suis z’agité” “depuis plus de six mois z’éloigné de mon père”. En plus, je considère, quant à moi, que cela rend la diction d’autant plus élégante. On n’a pas besoin de causer comme au comptoir du bistro pour rendre l’alexandrin vivant et captivant, au contraire, on ne fait que l’aplatir. Mais ça, la compagnie Marie Bell s’en fiche, elle semble considérer que l’alexandrin ça doit se causer “comme on cause dans la vrai vie” – enfin comme on causait en 1965, le pire est quand même évité. Je considère que c’est abaisser l’alexandrin et le langage poétique à soi et au langage quotidien, au lieu de s’élever, soi, l’acteur et le language quotidien, vers l’alexandrin – le contraire de ce qu’il faudrait faire. “De ses jeun’ z’erreurs désormais r’venu”, vraiment !

D’ailleurs, les comédiens ne sont même pas cohérents à cet égard. A certains moments les liaisons sont faites, y compris les plus rigoureuses qu’on se serait attendu, compte tenu du reste, à voir passer les premières à la trappe (“vos mains n’ont point trempé dans un sang k’innocent”) mais à bien d’autres moments elles ne le sont pas alors qu’elles sont beaucoup plus simples, et tout ça sans logique, sans cohérence, au petit bonheur la chance.

En plus, comme d’hab’, cette Phèdre a l’air, à l’oreille, d’avoir soixante ans – et mon oreille n’est pas loin, puisque, vérification faite, née en 1900, Marie Bell avait alors 65 ans. Alors, bon, je veux bien : l’amour d’une Phèdre de 65 ans pour son beau-fils de, disons, 30 (eh ! pas mal encore une fois : vérification faite, Claude Giraud, né en 1936, avait alors 29 ans !), a en effet un côté scandaleux qui peut justifier l’horreur ressentie par Hippolyte.

Mais enfin, une Phèdre qui a l’air si vieille, moi ça me gêne quand même. C’est pas raccord avec une Oenone, sa servante, qui a l’air bien plus jeune (40 ? 50 ans ? Je ne trouve pas la date de naissance d’Henriette Barreau, mais enfin elle est entrée à la Comédie française en 1930, donc je suppose qu’elle a en effet 10 ans de moins que Marie Bell), alors que le texte dit explicitement qu’Oenone a abandonné ses propres enfants pour s’occuper de Phèdre bébé (“songez-vous qu’en naissant mes bras vous ont reçue / Mon pays, mes enfants, pour vous j’ai tout quitté”). Non, Phèdre devrait avoir quarante ans, Oenone 60, et Hippolyte 20.

Et puis, le style, le ton de Marie Bell ne sont pas “raccord” avec les autres, elle joue avec plus d’emphase, plus de théâtralité, une diction plus “chantée”. En soi ce n’est pas critiquable, l’alexandrin et le théâtre classique autorisent aisément ce style “non réaliste”, mais ce n’est pas raccord avec les autres.

Mais bon, c’était quand même marrant de se plonger dans ce vieil enregistrement, sur lequel je suis tombé par hasard, en faisant des recherches discographiques sur le label Adès. Maintenant, qui ça peut intéresser, je ne sais pas.

3 thoughts on “Phèdre de Racine. La Compagnie Marie Bell (1965). Adès “Or” 13.237-2 (1988)”

  1. Je n’ai pas le courage de rentrer ici dans de longues explications techniques mais vos conceptions de l’alexandrin et de la déclamation sont totalement à revoir . Nous disposons là de la plus grande et dernière Phèdre du dernier demi-siècle, d’un des 3 meilleurs Hippolyte, des 3 meilleures Oenone, des 3 meilleurs Thésée, seul Théramène est un poil moins bon .

    1. Ben…si, faudrait rentrer dans le détail des longues explications techniques, sinon l’affirmation ne vaut absolument rien, elle est entièrement arbitraire. Moi j’ai donné un certain nombre d’éléments de détails qui justifient mon jugement, et qui finalement reviennent à une évidence très simple: dire l’alexandrin, c’est donner à entendre l’alexandrin, c’est-à-dire ce qui fait de cette écriture poétique ce qu’elle est et pas autre chose, à savoir un alexandrin et pas de la prose, un alexandrin et pas un octosyllabe, etc. Car si Racine et les autres se sont emmerdés à écrire des alexandrins, à se plier à ces règles poétiques extrêmement contraignantes, c’est peut-être qu’ils avaient envie de parler en alexandrins, et pas en prose, non ? Après, on peut bien sûr faire ce que les Anglais font avec Shakespeare, qui réécrivent ses pièces en anglais moderne (mais enfin c’est généralement pour l’école, pas pour la scène….), et on peut réécrire Racine en prose… mais faut pas se raconter que c’est Racine qu’on joue et qu’on dit. C’est une batardisation de Racine….

      Donc il faut répondre à ces arguments, pas lancer des affirmations sans démonstration parce qu’on n’a “pas le courage”…. Alors je vous attend, j’aurai le courage de vous lire et de vous répondre en détails, et à la fin faudra voir si ce ne sont pas VOS conceptions de l’alexandrin et de la déclamation qui sont totalement à revoir. Quand les prémisses sont fausses, les conclusions le sont aussi, forcément….

      Bien à vous et merci de votre commentaire. Si, si, sincèrement, et pour au moins deux raisons : d’abord parce que je pensais que personne ne lirait jamais cet article, car ça intéresse qui, l’alexandrin, aujourd’hui ? Donc c’est bien que ça reste un art vivant, et d’autant plus vivant qu’il suscite, voyez, la polémique. Et d’autre part parce que vous apportez une information essentielle à tout autre lecteur qui tomberait par hasard sur cet article : y en a qui, contrairement à moi, trouvent ça génial, le Phèdre de la Compagnie Marie Bell…

      1. Je vais vous donner les principaux éléments pour mettre à jour vos opinions . Tout d’abord sur les “e” muets je vous renvoie à Voltaire lettre à Tovazzi 24/1/1762 : “Vous nous reprochez nos e muets comme un son triste et sourd qui expire dans notre bouche; mais c’est précisément dans ces e muets que consiste la grande harmonie de notre prose et de nos vers. Empire, couronne, diadème, flamme, tendresse, victoire; toutes ces désinences heureuses laissent dans l’oreille un son qui subsiste encore après le mot prononcé, comme un clavecin qui résonne quand les doigts ne frappent plus les touches.” Horace Walpole aussi : “Quel langage que le français ! Les vers s’y mesurent par des pieds qui n’ont jamais à être prononcés, comme le e muet partout où on le trouve”(H. Walpole, The Letters of Horace Walpole, ed. par Peter Cunningham, London, 1859, T. IX, p. 161. ) Je vous conseille vivement (sur YT) d’écouter les leçons de Mme Simone sur Phèdre ou Le Menteur où elle observe qu’on ne doit ni avaler l'”e” muet ni le prononcer sourdement, bref qu’il faut le dire comme Voltaire le recommande. Ecoutez aussi Sarah Bernhardt . Méditez la règle suivante : l’alexandrin est un vers de 12 pieds dont tous n’ont pas la même longueur et là je vous renvoie au traité de prosodie de l’abbé d’Olivet sur Gallica où il donne les règles d’allongement ou de raccourcissement des voyelles et des diphtongues dans le vers. Ce n’est pas sans raison qu’on les a appelés “muets” : cela veut dire qu’ils doivent à peine s’entendre. Sur la question du prosaïsme de la diction, je vais vous renvoyer à la notion de déblayage et, là encore, aux leçon de Mme Simone sur Phèdre : certains vers doivent être déblayés sur le ton de la prose pour mette en valeur ceux qui doivent être dit de manière musicale ; écoutez bien Marie Bell (ou Sarah ou Julia Bartet ou Mme Segond-Weber, incomparables dans cet art. Sans cet art on ânonne l’alexandrin, on ne le dit pas. Pour les liaisons, voici le vers de Boileau dans le premier chant de l’Art poétique : “Que toujours dans vos vers le sens coupant les mots, /
        Suspende l’hémistiche, en marque le repos” Ce qui veut dire qu’on ne faisait pas la liaison à l’hémistiche : beaucoup de vers raciniens seraient cacophoniques sans cette règle. On peut au contraire reprocher à quelques-uns des acteurs de Marie Bell de les faire à l’hémistiche mais c’est assez rare autant que je me souvienne. Aussi Claude Giraud a raison de ne pas faire la liaison dans le vers : “Depuis plus de six mois/éloigné de mon père” mais il a tort en effet de ne pas la faire dans “Dans le doute mortel dont je suis z’agité” : encore faut-il regarder le contexte de sa déclamation : il est agité, donc une diction trop soutenue lui a peut-être semblé inadapté ; autant que je me souvienne, il dit ces vers avec une sorte d’essoufflement. L’oreille et le tact de l’acteur doivent gouverner ces choix (lisez les cours de la Callas à la Julliard School sur ces questions de fidélité intelligente à la lettre du texte dans la tradition classique). Ne pas juger trop vite ces grands interprètes : ils avaient étudié sous les meilleurs maîtres (Henri Rollan s’agissant de Claude Giraud !) et connaissaient les règles de la liaison ; et comme disait justement .. Bell, ils travaillaient le rôle un an avant de monter sur scène ! Enfin on n’a jamais fait la liaison entre une diphtongue nasale en fin de mot et le mot suivant quand il commence par une voyelle. On ne dit pas plus le dessein n’en est pris que le roman n’a la mode ! (Voir Georges Le Roy, Traité pratique de diction p. 181 http://m1.bfa.free.fr/traitpratiqued00esquuoft_bw.pdf ) C’est vrai que les diérèses ne sont pas toujours marquées ; mais la diction est alourdie quand elles le sont trop ; dans les passages déblayés, leur désarticulation appuyée ne conviendrait pas au ton prosaïque.

        M. Bell n’a nullement l’air d’avoir soixante ans : elle a seulement le ton tragique, qui n’est pas en effet celui d’une petite secrétaire d’autrefois. Ecoutez Flagstad dans Wagner ou Madeleine Roch en Chimène et vous comprendrez ! Pour une Oenone plus vieille, vous avez le film avec Mary Marquet. D’une façon générale vous vous placez en dehors de l’esthétique classique : Mle De Brie jouait Agnès à 58 ans et Baron Britannicus à presque 70 ! C’est vrai que M. Bell a encore le grand ton, elle sait encore “chanter” sans tomber dans la mélopée et les autres un peu moins : en l’occurrence c’est elle qui a raison .

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